Je suis ma mère
Je me souviens de ce que je n'aimais pas chez ma mère, j'étais impitoyable et sans complaisance comme peuvent l'être les jeunes gens qui se figurent encore qu'ils ont l'éternité devant eux. C'était une très jolie jeune fille, je le vois bien sur ces photos jaunies, elle était si fine, si radieuse avec ses longs cheveux noirs... avec l'âge les grossesses les soucis elle prit cet embonpoint contre lequel elle se battit en vain toute sa vie, et n'adopta une coupe courte que très tard - je trouvais que ça lui donnait un air si négligé, ces longs cheveux qui commencaient à grisonner... Je n'aimais pas ses mains tâchées par la vieillesse et toutes gonflées autour de son alliance. Je ne supportais pas la vue de ses pieds abimés. Longtemps nous avons partagé l'intimité de la salle de bains, comme deux copines, et puis un jour je n'ai plus toléré la vue de ses taches, de ses bourrelets, de ses poils disgracieux, de son corps disharmonieux. Sa maladresse, ses tics m'exaspéraient. Est-ce inhérent à la relation mère-fille ? Dans mon souvenir, mon frère ne portait aucun jugement envers notre mère, juste il l'aimait comme elle était - du moins je le croyais, la fin m'a donné tort.
Me voici maintenant. J'aurai 40 ans dans pas si longtemps. Je ne suis même pas passée par la case "petite jeune fille menue", j'ai très rapidement débordé de partout. Je n'ai jamais eu le courage de couper mes cheveux trop courts. Mes mains sont un peu gonflées et semblent couvertes de taches, je me rassure pour l'instant en me disant que ce ne sont que des taches de rousseur. Je suis très étourdie. J'ai des manies, des tics, des expressions que je n'ai pas inventés. J'ai lu quelque part qu'il ne fallait pas lutter contre la ressemblance avec ses parents, qu'il fallait faire avec. C'est juste et c'est logique (comment faire autrement ?) mais je trouve quand même ça difficile.
Je regarde mes petits garçons, je voudrais qu'ils me trouvent jolie, pour l'instant bien sûr ils ne se posent même pas la question, j'attends avec angoisse l'âge de compa/raison et le moment où leur regard changera et où ils me toiseront (peut-être) d'un oeil critique et cruel.
Je me regarde dans le miroir. A présent, je suis ma mère.